Marie
ressemblait à cette femme aux yeux tristes des basses-terres. Elle
en avait l’air, mais pas encore la chanson...
Sa mère lui avait dit et répété qu’une fille, même aux yeux tristes, ça ne
fait pas un travail d’homme. Marie s’en moquait, comme de sa première
chemise. Elle se voyait libre, et ne supportait pas que seuls les hommes
aient le beau rôle. Ainsi, avec la complicité de son grand-père, Marie
avait appris à manier la faux, mais pour un usage vrai.
Avant de s’atteler à la tâche, elle avait pris soin de s’équiper de
l’indispensable coffin et de la fameuse pierre des Pyrénées. Ceinturé à sa
taille, elle disposait de quoi rafraîchir le tranchant de l’outil.
Pour avoir souvent pansé les plaies occasionnées par un mauvais
maniement de cette dernière, Marie savait que ce simple geste d'affûtage
pouvait être très dangereux. Le coup de pierre ne servirait pas à
grand-chose, si la “daille”, comme on dit chez moi, n’a pas été “piqué”. clic
Je revois mon père, installé à même le sol, s’appliquer à la tâche ; une
sorte de petite enclume, enfoncée en terre, sur laquelle on vient battre le
fer, tant qu’il est froid... Par un martèlement sec et précis, on vient étirer
le métal, pour le rendre aussi fin qu’une lame de rasoir. Ainsi laminé, la
durée de vie de la faux est prolongée au maximum, et son tranchant redoutable.
Faux, et usage de faux, est parfaitement écologique. Durable, silencieux,
économique, bon pour le corps et l’esprit.
En écrivant ces lignes, je revois mon père en pleine action. Bien sûr, nous
avions une machine moderne, pour faucher les dix-huit hectares de
prairie, mais il aimait à entamer les parcelles par son ancestral geste du
faucheur, afin de ne pas gaspiller les deux ou trois mètres carrés que la
faucheuse mécanique aurait irrémédiablement “drouillé”*.
Le geste sûr, le mouvement élégant, régulier et cadencé à ses pas et sa
respiration. Qui veut faucher loin, ménage sa monture, disait-il.
J’ai en mémoire le son caractéristique produit par le glissement de la lame
dans l’herbe fraîche, avec les senteurs enivrantes de la future récolte.
Toute une enfance réveillée par cette simple image...
Marie était de la même trempe que l’acier de sa faux. Persévérante,
endurante, honnête et droite. Elle abattit, à elle seule, la grande parcelle
des basses-terres. Un hectare et demi, à la force de son courage. Elle
n’avait rien à envier aux hommes, Son grand-père était fier d’elle, il ne
l'appellerait plus la petite fille aux yeux tristes des basses terres...
*Drouiller : aplatir l'herbe prête à être fauchée d'une prairie, d'un champ de blé.